BULLETIN 1999

MORT DE CONSTANCE AU BACONNOIS

J'ai toujours regretté que lorsqu'on glorifie les trois frères la Rochejaquelein, leur mère soit passée sous silence.
A peine cite-t-on quelques dates, fait-on référence à la généalogie : Agrippa d'Aubigné, les Surgères, ou une allusion à La Durbelière.
Ils lui ressemblaient pourtant ses trois fils, surtout l'aîné "son Henri", son portrait fidèle, au physique comme au moral.
Elle, qui leur avait déjà tant donné, souffrit et mourut de vouloir leur donner encore davantage.
Si farouche qu'elle fut, cette volonté, non seulement fut anéantie, mais elle fit place àune tragique abnégation.
C'était il y aura bientôt deux siècles. Nous sommes le 4 décembre 1798 à la plantation du Baconnois, à la limite du quartier de Nippes, paroisse de l'Anse-à-Veau, en Saint-Domingue.
Les premières lueurs de l'aube paraissent derrière le Mont de la Selle. Sur une méchante couchette, un lit bas, étayé de bambous, une femme est demi-assise. Seule, à peine la cinquantaine, les cheveux gris, le nez délicatement retroussé, les sourcils arqués, un gracieux visage.
Mais les joues sont creuses, le teint plombé. La sueur coule sur son cou, inonde sa gorge recouverte d'un mince châle de batiste.
Les yeux grand ouverts balaient lentement les entours : la chambre, dans l'angle le moins encombré d'une vaste case, les murs de torchis à colombages qui portent des traces de badigeon rosé, un crucifix d'ivoire, ce qui reste d'un miroir brisé. Les meubles comme les huisseries, sont d'acajou brut, sauf ce petit bureau en loupe d'Amboine, marqueté de bois de rosé, que lui a donné Madame de Spechbach. Un petit cabinet, à droite, au fond de la ruelle. Ailleurs, une dodine disjointe, des amas de calebasses, des petits barils de clairin, des coffres entrouverts regorgeant d'on ne sait quoi. Au ras du sol en terre battue, couleur d'ocré brune, un boucan fume sous une galette de cassave et de citrons verts.
Le plafond crevé dévoile un toit d'essentes clissées et bousillées.
Par delà la véranda, faite de quatre troncs de campêche avec un petit fronton, une grande cour autour de trois citernes de pierre, puis les grands caillés de la plantation, tout en long, les murs à claire-voie, les toitures en feuilles de bananier recouvertes d'une espèce de chaume, dont des touffes sont, de place en place, arrachées. Une unique vache, la dernière, meugle lamentablement. Deux coqs Bantham se battent avec frénésie.
Au nord, en contre-bas, s'allonge une plage de gros sable blond. Il y a quelques jours seulement, elle y ramassait les plus beaux coquillages lambis pour les envoyer à sa première petite fille, Constance Guerry, la seule qu'elle aura connue. Elle est, avec ses parents et les Chabot, à Kiss-Ber, chez l'évêque de Gyôr. Sans doute neige-t-il maintenant en Hongrie. De toutes façons, il y fait meilleur qu'ici, avec cette insupportable chaleur.
Au delà de la plage, la mer intérieure de Gonave, une grande tâche indigo aux friselis d'argent.
Ensuite, loin dans l'espace, loin dans ses souvenirs, il y a la Jamaïque, Kingston... Déjà presque six ans qu'elle y parvint, avec son époux et Louis, son fils cadet.
Kingston où elle dut patienter huit mois avant de débarquer à Port-au-Prince, le 19 septembre 93. Jour de chance, jour de gloire aussi. En Vendée c'est la victoire de Torfou. Pour elle ici, pour eux là-bas, le même destin : un jour le rêve, lendemain la chimère.
Au cul de la maison, une prairie toute verte grimpe vers des rangs d'orangers chargés de fruits, des ananas, un champ de cannes, quelques arbres à pain. Le long d'une file de palmiers Chamerops dégringole une ravine emplie d'un filon rougeâtre. On saura plus tard que c'est de la bauxite, de l'aluminium presque pur, mais personne ne sera là pour l'exploiter.
Encore plus haut, le regard bute sur les mornes de la Hutte. Le regard, mais non la mémoire, car Constance connaît chaque colline, chaque sentier, chaque arbre, chaque ruisseau du versant opposé, jusques aux portes de Saint-Louis, de Jacmel ou de Port-Salut.
Durant trois années, de l'été de 95 à celui de 98, avec son mari et son fils elle combat dans la brousse des Rivaux.

Une légion de 900 royalistes, des Créoles, l'Infanterie de Marine du comte d'Hector et les Maquisards du Mulâtre Rigaud, les Noirs de la province du sud, ci-devant esclaves, que le décret de 91 a affranchis sur la proposition de Louis XVI et non de l'évêque Grégoire, ce paltoquet dont on ne doit retenir qu'il fut le premier des prêtres jureurs.
Dans son quartier général de Pestel, Constance n'est qu'à 5 milles au dessus du Baconnois. Elle ne la peut voir, nichée qu'elle est dans son vallon, mais elle sait qu'elle est là, toute proche, sa terre d'au delà des mers, dans sa famille déjà pour la troisième génération, sa fortune dotale, les belles espérances de ses enfants, 1 200 acres de bonne terre des Isles, qui, hélas, ne rendent plus.
Les Compagnons ne peuvent ni défendre ni libérer le Roy. Au moins veulent-ils faire payer leur crime à ces Parisiens, ces Carmagnols régicides que la Convention envoie à Saint-Domingue, pleutres et concussionnaires, capables de rien, sinon de piller et de se trahir les uns les autres.
Constance organise Pestel, aligne les cases, nettoie les rues, construit des cuisines, élève une infirmerie ; elle uniformalise les tenues hétéroclites des partisans, ceux-ci trop enclins à s'affubler de cordons, de bandoulières fleur-de-lysées, de croix de Saint-Louis de pacotille. Elle file, tricote, coud, ravaude, panse les blessés, frotte les galeux à l'onguent de storax. Elle achète des fusils à Philadelphie, du soufre en Louisiane, récolte le salpêtre des nitrières naturelles, fabrique de la poudre, fond des balles.
Louis fait faire l'exercice, apprend aux recrues le maniement d'armes. Le Marquis mène les opérations de commando ; spécialiste de la guérilla nocturne, il remporte de nombreux succès dans la plaine du Cul de Sac.
Durant trois ans Constance est l'âme de cette petite armée, adulée plus que respectée, obéie parce qu'admirée, accueillie, acceptée, adoptée enfin par les Noirs comme une des leurs, une Passionnaria blonde dans une négresse blanche.
Avec eux son époux nettoie la rive nord de la Province Méridionale, conquiert Port-Salut, Téburon et met le siège devant Jérémie qui vient d'être abandonné par les Anglais.
La conduite de ceux-ci, pourtant nos alliés, est, comme souvent, pour le moins ambiguë. Ce sont justement leurs tractations, leurs exigences d'un monopole commercial, assorties de la reconnaissance de Toussaint-Louverture comme Roi d'Haïti, qui mettent fin à l'épopée de la Vendée Noire. La résistance est impossible, les créoles sont désarmés, les noirs, dépités.
Les premiers s'enfuient, mais les Anglais refusent de les prendre à leur bord. Ceux qui réussissent à s'échapper le font par leurs propres moyens, de mauvaises barques sur une mer démontée. C'est le cas du Marquis et de Louis, le 2 novembre 97.
Constance a prévu cette épreuve. Elle n'en est pas surprise. Les Anglais lui ont déjà confisqué ses récoltes de sucre. Chez ses aïeux, les La Roche-Allard et les Caumont d'Ade, on courrait sus aux navires britanniques, une habitude, devenue une compétition, un tournoi, presqu'un jeu, tous respectant le même code d'honneur, Royaux ou Corsaires, Français ou Anglais.
Mais le Roy de ces gens-là avait déjà trompé les Vendéens. D'abord à Granville où était son Henri, puis à l'île d'Yeu, à Saint Jean de la Guadeloupe, et surtout à Quiberon où sont morts les frères de son gendre Guerry, et aussi tellement de cousins, de parents, une majorité de Poitevins.
Honte au Roy George, de sang Plantagenêt, Comte héréditaire de Poitiers, de ne pas avoir prêté à ses vassaux le secours qu'ils lui demandaient, le pire manquement au devoir Féodal.
Et Constance reste seule à Saint-Domingue, forte de son droit. Elle descend au Baconnois, y entre pour la première fois, referme la porte, enfin chez elle, pour un mois. Un mois à supporter la séparation d'avec tous ses êtres chers.
Le jour est maintenant levé avec la brise de mer qui agite les fleurs des flamboyants, les rayons du soleil jouent dans les buissons ébouriffés d'Hibiscus, de Balisiers, de Pommes-Cannelles. Josepha, la fidèle mulâtresse, arrive, elle a prévenu les amis, les Compagnons d'armes, Rimbert, Sennebries, Rigaud, les derniers serviteurs.
Minée par une fièvre horrible, Constance étouffe, ses yeux se fixent, ses lèvres vont se sceller sur un dernier signe de croix.

"Mon cher Henri ! Quelle joie de nous revoir !
Recevez-moi, Seigneur. Faites que j'aie enfin froid,
Comme jadis, quand nous étions tous à la Durbelière."

Août 1998 - Antoine Bergeron