Vers la fin
de janvier 1803, Anne et Louise s'embarquèrent à
Port Républicain (Port aux Princes) munies d'un passeport
du Général de Rochambeau (fils du Maréchal).
Elles débarquèrent à Nantes le 15 avril,
donc après plus de deux mois de mer ! Mais laissons la
parole au Comte Henri de Beaucorps :
"Elles vinrent débarquer à Nantes emmenant
avec elles un jeune nègre (Adon) de leur habitation qui
les avait suivies et que ma mère conserva comme un domestique
jusqu'à sa mort en 1819. Ma mère arrivée
en France avec son petit esclave noir eût la chance de le
faire passer à la douane en le cachant derrière
des ballots. Si quelque employé de mauvaise volonté
l'eut remarqué en débarquant, il aurait été
malgré lui réexpédié en Amérique
comme esclave émancipé.
Dans ces temps de moeurs simples et de circulation difficile,
ma mère emmena son petit nègre à cheval en
croupe derrière elle pendant une portion du trajet de Nantes
à Saint-Aubin où elle arriva avec sa soeur Louise
chez sa tante Mademoiselle de la Rochejaquelein. Ce fut là
que la famille se réunit, chacun arrivant de son côté
de pays lointains.
La Durbelière était brûlée depuis plusieurs
années à l'exception de la tour des archives, à
la porte de laquelle les bleus avaient inutilement allumé
du feu.
Mon oncle Auguste quittant le service de l'Angleterre aussitôt
qu'il eût appris qu'il pouvait rentrer en France revint
à peu près en même temps que ma mère
à Saint-Aubin."
La première maison où il vint frapper en arrivant
dans son pays fut le Beignon chez Madame de l'Eguillé,
grand-mère de Messieurs Isle de Beauchaine. Le château
de Beignon situé près de Pouzauges en Vendée
devint par la suite la propriété du Comte Henri
de Beaucorps qui en fit l'acquisition. C'est là que s'installa
sa fille, la Comtesse Charles Aymer de la Chevalerie, ancêtre
d'une branche nombreuse de la famille des descendants de la Rochejaquelein.
A son arrivée à Saint-Aubin, Anne s'installa chez
sa tante. Le château familial avait été incendié
une première fois le 16 août 1793 : la vengeance
des bleus n'avait pas été longue. Rappelons nous
en effet que c'est le 12 avril 1793, qu'Henry avait été
surpris de trouver la cour du château pleine de paysans
: "Monsieur Henry, mettez vous à notre tête,
défendez nous" et lorsque l'un d'eux ajoute "Si
votre père était là, il n'aurait pas peur
de marcher, lui." Henry ne pouvait faire autrement que
d'accepter. Le 13 avril il avait déjà 300 "soldats"
auxquels il avait lancé cette phrase célèbre
:
"Si
j'avance : suivez-moi, si je recule : tuez-moi, si je meurs :
vengez-moi."
Cette troupe
marcha alors sur Cholet, Vezins puis sur Beaupréau où
eût lieu la deuxième victoire de l'insurrection.
Mais la vengeance des bleus ne s'était pas fait attendre
et dès le 16 avril le château avait été
pillé et incendié.
Ils reviendront plusieurs fois et l'on comprend qu'après
la guerre et sans propriétaires, puisque le Marquis et
la Marquise étaient décédés au loin,
le château n'était plus habitable. A quelques consolidations
près, il est resté dans l'état où
l'ont laissé les bleus, les propriétaires actuels,
le Docteur et Madame Arné veillent soigneusement sur ces
ruines si chargées d'histoire. Sans parents, sans domicile,
la mère adoptive fut donc Anne-Henriette qui habitait avec
sa soeur Agathe, la maison du Rabot dans le bourg de Saint-Aubin
de Baubigné. Anne-Henriette était née donc
juste un an après le Marquis (1749); Agathe était
la dernière et s'était faite religieuse en 1776
donc à 23 ans; elle fut chassée de son couvent par
la Révolution, vint vivre chez sa soeur Henriette et y
mourut comme elle en 1810.
Henriette avait pris son indépendance de la maison de famille
en se faisant construire en 1785 la maison Rabot située
contre l'église du village. En fait une maison moins importante
préexistait déjà, maison qui ne fut pas démolie
et se trouva encastrée dans l'importante maison XVIIIe.
Cette belle maison parfaitement conservée appartient, comme
la Durbelière, aux Arné. Henriette continuera durant
toute la Révolution à maintenir la présence
locale de la famille, en soulageant la misère de tous ceux
qui en avaient besoin. Elle dût quitter sa maison après
les massacres de Vezins (mars 1794) et trouver abri chez l'ancien
jardinier de la Durbelière ou chez des paysans.
Elle ne revint chez elle qu'en 1797 mais ne s'était jamais
éloignée de Saint-Aubin. Elle avait tissé
de tels liens avec la population qu'elle ne voulait à aucun
prix quitter la région même si elle fut longtemps
sans pouvoir rentrer dans sa maison du Rabot. Elle était
désignée dans la région sous le nom de "la
grande blanche" car elle s'habillait toujours d'une grossière
toile blanche. Si elle était considérée comme
étant la providence du village, elle l'était aussi
pour la famille. Pendant la tourmente elle reçut plusieurs
fois la visite d'Henry. Après son retour chez elle, sa
maison servit de lieu de ralliement pour la famille. Lucie était
arrivée la première en août 1797, Louis arriva
le second en 1801, puis Auguste en 1802, Anne et Louise arrivent
donc le 25 avril 1803, soit dix jours après leur débarquement
à Nantes.
Essayons de nous représenter la situation de la France
et de la Vendée que vont trouver les exilées à
leur retour à Pâques 1803. Le Concordat, qui pacifiait
la France mais assujettissait l'église au pouvoir temporel,
avait été signé le 15 juillet 1801. Souvenons
nous qu'une partie des catholiques avait refusé le Concordat
pour former "la petite Eglise" qui devint schismatique
par rapport à Rome. Mais ne croyons pas que la guerre de
Vendée était loin, car beaucoup ignorent que le
calme n'était pas totalement revenu après la mort
de Charette le 27 mars 1796. Il y eût des escarmouches en
1797 et 1798 mais la guerre s'était à nouveau allumée
en juin 1799, car le Directoire ayant besoin de troupes, avait
rétabli la conscription. Or les Vendéens préféraient
combattre la République que de la servir. Pendant tout
l'été il y eût des combats où s'illustrèrent
d'Autichamps et Suzannet en Vendée mais aussi Cadoudal,
Frotté et Bourmont en Bretagne et Normandie. Puis le calme
était enfin revenu après le Concordat signé
en 1801 et promulgué à Pâques 1802.
Nos deux voyageuses arrivèrent donc dans un monde enfin
pacifié et tout ce qu'il restait de la famille était
réuni. "Anne-Louise et Louise-Josèphe arrivèrent
chez moi où j'eus le plaisir de réunir les deux
frères, les quatre soeurs et le beau-frère"
écrira Anne-Henriette.
Anne ne resta pas longtemps chez sa tante. En effet dès
1804, elle épousa le Comte Charles de Beaucorps. Les Beaucorps
avaient les mêmes traditions politiques et religieuses que
les la Rochejaquelein. Cette famille originaire de Bretagne (Pléboulle
près de Saint-Cast) avait migré à travers
la France.
Le premier Beaucorps connu, Geoffroy avait participé au
"Combat des Trente" lors des combats opposant pendant
la guerre de Cent Ans les partisans de Charles de Blois et ceux
de la cause anglaise. Puis cette famille installée dans
le Dunois au XVe siècle avait au XVIe siècle quitté
la Beauce pour la Saintonge.
On ne sait si le Beaucorps qui migra le premier avait embrassé
la réforme mais il est certain que ce furent les guerres
de religion qui occasionnèrent ce changement de province.
Le Marquis François de Beaucorps, père de Charles,
était Seigneur de la Bastière, avait été
écuyer aux écuries du Roi, puis chevau-léger
de la garde royale ; il avait épousé Madeleine du
Souchet de Maqueville en 1761. Il était mort prématurément
à l'âge de 50 ans en laissant neuf enfants et une
fortune estimée à 1.500.000 livres.
Des liens s'étaient déjà tissés avant
la Révolution entre les deux familles. En effet le cinquième
enfant de François Marquis de Beaucorps, , Henri Madeleine
avait le désir d'entrer dans la marine. Pour l'en dissuader
sa mère l'emmena à Niort et demanda au Marquis de
la Rochejaquelein, qui y tenait garnison, de le prendre dans son
régiment "Royal Pologne". Henri, né en
1768, avait alors 17 ans et il se lia d'amitié avec le
fils de son Colonel, Henri le futur héros des guerres de
Vendée.
Ce dernier avait trois ans et demi de moins que lui. Henri de
Beaucorps allait passer ses vacances à la Durbelière.
Charles de Beaucorps rapporte : "Celui qui devait se montrer
un chef intrépide était alors très timide;
il avait peur des écureuils, des belettes. Son ami lui
apprit à monter à cheval et sur la demande de son
père il l'emmenait à l'affût aux lapins pour
l'aguerrir". Ce Henri de Beaucorps est l'ancêtre
de l'actuelle branche aînée de la famille de Beaucorps.
Charles le huitième enfant était né à
la Bastière le 8 septembre 1774 ; il alla d'abord en pension
à Niort puis à l'école militaire de la marine
à Vannes où il eut pour camarade Villèle,
le futur ministre de Charles X.
Pendant la Révolution il avait servi avec ses deux frères
Henri et Angélique, aux armées de Condé,
comme le raconte Charles de Beaucorps dans l'histoire de la famille:
"Quant à Charles, il se réunit avec les
autres émigrés du pays de Liège pour arrêter
les mouvements révolutionnaires et les soulèvements
qui, en 1794, se produisirent sur le derrière de l'armée
cette année et en 1796. Intelligent, adroit, d'un caractère
très gai, il était fort aimé de ses camarades
et leur rendait service par ses talents culinaires que l'on mettait
souvent à contribution". En 1797 il partit pour
Malte. Charles avait en effet été reçu dans
l'ordre de Malte par bref du Pape du 17 avril 1779 (donc à
l'âge de 5 ans) et confirmé en 1789 après
enquête sur la noblesse de la famille. Il partit donc là-bas
faire son noviciat. L'archiviste Charles de Beaucorps nous raconte
:
" Vers la fin de 1797, Charles de Beaucorps quitta l'armée
de Condé pour se rendre à l'île de Malte afin
d'y faire son noviciat de Saint-Jean de Jérusalem et accomplir
ses "caravanes", c'est à dire les voyages sur
mer auxquels étaient astreints les futurs chevaliers ;
il les fit en compagnie du chevalier de la Laurencie, du commandeur
de Bréuond, des chevaliers de Poudras, de Lasreyrie, de
Janvre. Ces caravanes consistèrent en des expéditions
contre les pirates..."
Le premier consul poursuivant sa route vers l'Orient laissa comme
gouverneur à Malte le comte Régnault de Saint-Jean
d'Angély, celui-ci avait quelques obligations envers la
famille de Beaucorps pour des services rendus à son père
par le marquis de Beaucorps. Voulant témoigner au fils
sa reconnaissance, il manda à son cabinet le chevalier
de Beaucorps, et lui offrit de le faire nommer aide de camp de
Bonaparte. Celui-ci refusa et demanda seulement de rester quelques
jours dans l'île avec le commandeur Pacca, qui y possédait
des propriétés et avait des affaires d'intérêt
à régler.
Le commandeur Pacca avait une affection particulière pour
le chevalier de Beaucorps. Il l'emmena dans sa famille à
Naples, où il resta jusqu'au printemps de 1801. Il visita
les environs de cette ville et une partie de l'Italie.
C'est probablement par l'entremise du cardinal Pacca, frère
du commandeur qu'il obtint une audience du Pape Pie VI. Comme
il se prosternait pour baiser la mule du Pape, celui-ci le releva
et lui tendit la main en disant : -"Les privilèges
des chevaliers de Malte vous donnent le droit de baiser la main
du Pape et non le pied". Il le releva aussi d'une chose
assez embarrassante, ses voeux religieux qui l'obligeaient au
célibat, ne lui laissant d'autre obligation que "des
offices et des prières à réciter."
Vers la mi-avril 1801 Charles de Beaucorps arrivait à Paris
avec les Bizemont ; il y retrouvait son frère Angélique
licencié de l'armée de Condé. Ils partirent
ensemble le 22 mai pour le château de la Borde où
se trouvait Madame de Milon, née Créquy, sa fille
Madame de Beaucorps et les enfants de celle-ci : Ferdinand et
Alexandrine. Leur frère Henri vint les y rejoindre. Angélique
et Charles partirent le 1er août pour aller retrouver leur
mère à Parençay, quant à Henri il
demeura pour faire la cour à sa nièce qu'il devait
bientôt épouser. Tel était donc Charles que
Anne venait d'épouser.
Ils revinrent en Saintonge où Charles prit en mains l'administration
de Parençay. Rappelons que son père, François
était mort prématurément, il y avait plus
de vingt ans. Le jeune ménage s'installa donc à
Parençay, commune de Bernay entre Surgères et Saint-Jean
d'Angély ; François avait acheté en 1774
cette seigneurie pour 150.000 livres. A leur arrivée Charles
et Anne avaient tous deux 30 ans. Le baron Adalbert de Beaucorps,
leur petit-fils a décrit les bâtiments d'habitation
puisque plus rien n'en subsiste sauf la grande porte d'entrée
de la cour.
Les bâtiments d'habitation formaient les trois côtés
d'un carré ouvert au nord... Cette petite cour était
fermée au nord par un mur bas avec deux piliers de deux
à trois mètres de hauteur. En face de la porte de
la salle à manger, donnant au midi, était un perron
permettant de traverser une des branches du ruisseau de Bay et
rejoignant la branche qui rejoignait la brûlerie. En face,
sur une longueur de 100 à 200 mètres était
un jardin potager, puis un très grand fossé et le
parc où il y avait de beaux arbres : il avait plusieurs
hectares. La brûlerie était traversée par
une des branches du ruisseau, ce qui assurait un refroidissement
parfait. Mais ce que ne dit pas cette description c'est qu'à
son arrivée Anne trouve une maison en mauvais état
extérieur et où à l'intérieur il n'y
a plus de mobilier, pas même des chaises pour s'asseoir!
Mais les dix dernières années en Angleterre et aux
Antilles l'ont préparée à une vie difficile:
elle fera face.
(A suivre...)
Georges de Beaucorps
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