LA VIE DES LA ROCHEJAQUELEIN AUX ANTILLES 1789-1802

 

On se souvient que le Marquis de la Rochejaquelein avait émigré aux Antilles pour trouver des ressources dans la plantation de Saint Domingue dont avait hérité son épouse, il se retrouve là-bas avec elle et trois de ses enfants : Anne, Louise et Auguste (se reporter à l'opuscule de Georges de Beaucorps "Vie d'Anne de la Rochejaquelein").
Après la mort de leur mère, les deux filles se sont installées chez la famille de Roumefort à Kingston à la Jamaïque. Le fils des Roumefort qui vivait avec Anne et Louise a écrit en 1871 au fils d'Anne (Henri de Beaucorps) pour retracer ce qu'il savait de la vie des cinq la Rochejaquelein aux Antilles pendant la période de leur vie commune.
Ce document avait été partiellement exploité par Chartes de Beaucorps dans diverses publications, mais le texte intégral donne beaucoup plus de détails ; il a été retrouvé récemment chez un descendant du destinataire de cette longue lettre : Alain Méry de Bellegarde

Mon cher Henri
[...] Mon grand père, chassé de ses habitations de Saint Domingue par l'insurrection se réfugia à Jérémie(1) où ma mère était venue le rejoindre. Sachant que mon père était à la Jamaïque, nous partîmes tous pour cette colonie. Rien ne saurait dépeindre le désespoir de ma mère quand les amis qui nous reçurent à notre débarquement lui firent connaître l'étendue de son malheur.(2)

En fuyant de Saint Domingue, mon grand-père n'avait pu sauver que très peu de ressources pécuniaires. Une faible paie du gouvernement anglais et les produits d'un jardin nous aidaient à vivre et à placer mon frère dans les meilleures pensions du pays. Ma mère nous fut ravie en 1800. Je reçus son dernier soupir avec Madame Faucher notre respectable amie, qui l'était aussi de notre mère et de notre tante. Mon grand-père n'ayant plus à concentrer son affection que dans mon frère et moi, laissa sa croix de Saint-Louis, et, avec ses cheveux blancs, s'exposa à retourner à Saint Domingue, sous Toussaint Louverture pour tâcher de nous sauver quelques débris de sa fortune assez considérable dans cette colonie.

II nous laissa aux soins de mademoiselle Bonnamy, en nous engageant à sous-louer la moitié de la maison que nous occupions à Kingston.

Vous savez, mon cher ami comment vos respectables parents émigrés en Angleterre vinrent à la Jamaïque. La marquise mourut à Kingston, et, après un certain temps de veuvage, votre vénérable père, dans son intérêt et celui de ses enfants, épousa une veuve anglaise, Mme Sputt, qui jouissait d'une position honorable.
Votre excellente mère et mademoiselle Lucie apprirent que nous avions des appartements à louer. Elles s'en rendirent locataires. Nous avions des amis communs, cela rendait le rapprochement plus facile, la confiance étant réciproque. Au bout de bien peu de temps, le même toit semblait abriter une famille.
Votre mère et votre tante avaient reçu une éducation hors ligne qu'elles complétèrent en Angleterre. L'anglais leur était aussi familier que le français. Elles eurent la pensée de monter à la Jamaïque un pensionnat de jeunes demoiselles anglaises et françaises comme externes. Les familles les plus considérées leur confiaient leurs enfants. Mademoiselle Louise donnait des leçons de dessin et de broderie. C'est elle qui m'apprit à manier un cordon et qui me donna mes premières leçons d'anglais. Elle me traitait comme son jeune frère et je lui rendais affection pour affection. Elle avait aussi le talent de faire des chapeaux de paille avec une perfection si artistique, qu'ils supportaient la concurrence de ceux qui arrivaient de Londres. C'est votre mère qui avait la corvée la plus pénible : elle tenait la classe tout le jour. De son côté Mademoiselle Bonnamy faisait cultiver notre jardin par un nègre que nos économies nous avaient permis d'acheter. Mon frère travaillait dans un comptoir anglais dont il tenait la correspondance. Nos deux ménages étaient séparés mais le dimanche la même table nous réunissait comme une famille.

Vos dignes parentes étaient l'objet de tant d'égards de la part de Mademoiselle Bonnamy, qu'ils s'attachaient à elle tous les jours davantage. Quant à mon frère et à moi, nous recevions tant de marques d'intérêt de la part de ces dames, que nous les considérions comme une seconde famille pour tout. Votre grand-père qui résidait habituellement à la campagne de sa seconde femme venait les voir de temps en temps. Il était plein de bienveillance pour moi, et j'étais fort heureux quand il me faisait faire un tour de promenade dans son tilbury. Mme de la Rochejaquelein venait aussi quelques fois pour une journée avec ses belles filles. Votre oncle Auguste était aspirant dans la marine anglaise. Quand les croisières de la frégate qu'il montait le lui permettaient, il venait pour quelques jours avec ses sœurs et nous aimions beaucoup à nous amuser avec lui.

Maintenant pensons à ce qui est personnel au noble marquis, et qui doit être transmis à Madame votre tante.

Par des motifs qui devraient être analogues à ceux qui portèrent M. de L'Hermitage mon aïeul à se rapprocher de Saint Domingue, votre respectable grand-père se décida à faire de même, et prit passage sur un bâtiment espagnol nommé le Diligent avec sept autres français qui résidaient à Kingston. Ils furent rencontrés par des corsaires, qu'on désignait sous le nom "Barges de Rigaud". C'était un ramassis de toutes nations et de toutes couleurs, en un mot de vrais écumeurs de mer. Le Diligent fut sommé de se rendre, mais l'équipage espagnol, stimulé par les passagers français se prépara au combat. M. de la Rochejaquelein par son âge et le nom qu'il portait fut placé au poste d'honneur, gardien du pavillon. L'action fut très vive. M. de la Rochejaquelein eut un bras brisé par un boulet de canon, un fragment de peau tenait encore suspendue la partie inférieure. Votre grand-père, de la main qui lui restait, prit froidement son couteau dans sa poche, trancha cette peau et jeta à la mer cette partie du bras, s'obstinant à rester à son poste. Son sang ne tarda pas couler à flots, il allait s'affaisser sous lui-même quand ses amis le transportèrent dans une cabine de la chambre du bâtiment. Dans ce même moment, le capitaine des corsaires, à l'aide de son porte-voix annonça l'abordage. Un coup de fusil, bien ajusté par un des passagers français, fit enfiler le porte-voix par une balle qui tua raide le capitaine. L'équipage espagnol épouvanté de la situation, sauta à fond de cale et ce furent les sept passagers français qui subirent seuls l'abordage. Ils se battirent en désespérés, mais furent obligés de céder au nombre. Au moment où l'un d'eux sautait dans la cale, un de ses assaillants le retint par les cheveux. Le français qui tenait son pistolet à la main, lui brûla la cervelle, et ils tombèrent tous les deux à fond de cale. Dans le
nombre de ces forcenés se trouvait un jeune homme de condition que je ne nommerai pas à cause de sa famille s'il lui en reste, qui avait été l'objet d'une bienveillante attention de la part de M. de la Rochejaquelein, et qui aurait même été son filleul ! Il descendit dans la chambre où on lui dit qu'était M. de la Rochejaquelein. Il faut répondit-il que l'achève ce b... là. La vue de la belle figure de votre grand père, presque mourant et baigné dans son sang, n'arrêta pas la fureur de ce scélérat et il lui déchargea deux coups de sabre sur la tête, dont un lui fendit le nez. Ces corsaires de la pire espèce conduisirent leur prise à la Havane. Là les passagers du Diligent furent libres et firent transporter à terre M. de la Rochejaquelein, qui fut entouré des soins que réclamait sa position. L'action de son filleul avait tellement révolté les personnes qui en avaient été témoins que la nouvelle s'en propagea bien rapidement dans la ville et fut jusqu'aux oreilles du malheureux père de l'assassin, qui se transporta immédiatement auprès de M. de la Rochejaquelein pour savoir si c'était réellement son fils qui s'était aussi abominablement conduit à son égard.
Aux vertus de héros, M. de la Rochejaquelein joignit la générosité du chrétien et il répondit au père qu'il était à moitié évanoui quand il fut frappé à la tête, et que l'affaissement de sa vue ne lui avait pas permis de connaître la personne qui semblait vouloir achever un mourant. Les médecins, tout en reconnaissant que l'enlèvement de l'épaule à son articulation était indiquée, ne cachèrent pas que l'honorable blessé serait en grand danger de périr pendant l'opération, et on ne la fit point. Tous ces détails ont été transmis à mon frère et moi par ceux des passagers français qui avaient pris part au combat du Diligent. Un d'entre eux portait encore un taffetas noir sur la blessure qu'une balle lui avait faite à la joue.

De la seule main qui lui restait, M. de la Rochejaquelein écrivit à ses filles à la Jamaïque pour leur apprendre le triste accident qui avait interrompu le cours de son voyage. En parlant du combat du Diligent auquel il avait pris part, il annonça qu'un éclat de bois l'avait blessé au bras et qu'un coup de sabre avait donné à son nez la figure d'un artichaut. Je me rappelle parfaitement avoir assisté à Kingston à la lecture de cette lettre. Plus tard ces dames apprirent la triste vérité. Leur chagrin et leur inquiétude étaient extrêmes, et, quand elles surent que leur père avait quitté la Havane pour se rendre sur son habitation de Lançavaux à St Domingue, mademoiselle Louise se décida à s'y rendre et avait déjà fait ses préparatifs, quand son père l'engagea à retarder son départ.

La paix d'Amiens survint en 1802 entre l'Angleterre et la France. Notre grand-père de l'Hermitage nous apprit de St Domingue que nos parents de France nous réclamaient ; qu'il trouvait très naturel de céder à leur désir, mais qu'il tenait à nous voir encore, et nous engageait à venir le rejoindre à la ville de Jacmel, où il résidait alors [...]

[...] Quelques temps après notre départ, votre mère et mademoiselle Louise passèrent à St Domingue pour prodiguer à leur père tous les soins qu'exigeait la gravité de sa situation. Cette situation ne fit qu'empirer ; la nature de sa blessure étant inguérissable. Il mourut, laissant votre excellente mère et mademoiselle Louise dans un profond désespoir.
L'insurrection de Saint Domingue avait recommencé : ces dames n'eurent que le temps de s'échapper pour revenir en France où nous étions déjà rendus mon frère et moi.


Au château de Laleard, le 9 juin 1871
de Roumefort du Cluzeau

(1) ville de la Péninsule du Sud
(2) Son mari était décédé de la fièvre jaune.

Note de Georges de Beaucorps, transcripteur du document :
Tous les faits qui sont ci-dessus rapportés sont conformes à ce qui est parvenu jusqu'à nous, sauf en ce qui concerne la mort de la marquise. L'auteur de cette lettre l'a fait mourir à Kingston alors qu'elle est décédée le 14 frimaire en VII (4 décembre 1798) avec procès verbal de la municipalité de l'Anse à Veau (St Domingue) que Monsieur de Roumefort appelle d'ailleurs Lançavaux. On est un peu troublé quand il parle de madame de la Rochejaquelein, il s'agit de sa seconde épouse née anglaise et veuve de Pierre Espeut.