BULLETIN 2014

LA RUDE FRANCHISE DE LA MARQUISE DE LA ROCHEJAQUELEIN


Conférence d'Alain Gérard le 3 août 2013 à la Roussière
compte-rendu fait par Thierry de Beauregard


Je vous remercie de m'avoir invité. C'est pour moi un honneur, un devoir et un plaisir d'être parmi vous dans la mesure où je ne viens que pour restituer l'histoire de votre ascendante et par là même celles des Vendéens.
Je remercie Monsieur Henri de Beauregard qui m'a mis à disposition tous les papiers et notes historiques de la Marquise et grâce aussi aux travaux préliminaires d'Amblard de Guerry, le regretté Amblard, qui avait, voilà 20 ans, commencé à dactylographier, à deux doigts j'imagine, les mémoires de la Marquise.Il avait établi également que le document Chauvelin servant les Mémoires de la Marquise était en fait de la main de sa mère Madame de Donissan. Amblard de Guerry a également montré, quoi que son œuvre fut mineur par rapport à celle de sa fille mais non considéré comme tel par elle-même, combien la mère de la Marquise faisait œuvre de générosité en personnalisant ce document dans une narration à la première personne en la donnant à sa fille comme si elle est émanait d'elle.
Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Madame la Baronne de Barante qui a contribué à mes recherches et informations. Elle est l'heureuse détentrice du complément des documents conservés à Clisson dont, en particulier, la correspondance entre la Marquise et son bon ami Prosper, le Baron de Barante ; celui même qui le premier a écrit et réécrit ses mémoires et garde un échange de cœur et d'intimité avec elle jusque dans les années 1830-1832 permettant de mieux pénétrer la pensée profonde de la Marquise de La Rochejaquelein.
Si j'ai intitulé cette petite causerie : "La rude de franchise de la Marquise de La Rochejaquelein" c'est dans le but de réhabiliter sa franchise redoutable et sa propre exigence de vérité envers elle-même comme envers ses écrits qui sont entiers et complets.

Pourquoi l'ouvrage des Mémoires de la Marquise de La Rochejaquelein remporte-t-il un tel succès ?
la 42e édition de cet ouvrage restitue tout ce qu'a écrit la Marquise et il ré-estime tout ce qu'elle a voulu nous transmettre au-delà des infidélités évidentes du Baron de Barante comme celles de Julien de La Rochejaquelein, son petit-fils et second éditeur, qui ont édulcoré ses propos.
Ses contemporains avaient déjà conscience de l'importance de ces Mémoires. En effet, si la police napoléonienne veillait au grain, s'assurant qu'aucune publication des écrits de la Marquise ne soit diffusée, ce qui eût été trop dissonant dans le contexte d'alors, il est à mentionner que Napoléon lui-même dans sa voiture à Waterloo avait un livre... devinez lequel ? Celui de la Marquise de La Rochejaquelein. Battu, définitivement battu, pensait-il alors à la grandeur des Vendéens ? Lui qui les avait traité de "Peuple de géants" et qui avait admiré ceux qui avaient battu tous les autres. Pensait-il aux troupes de La Marque qui avaient été immobilisées contre le soulèvement vendéen et qui ont bien fait faute à Waterloo ? On ne le sait pas mais on a trouvé les mémoires de la Marquise dans une bibliothèque anglaise.
Les officiers prussiens, grands admirateurs des hauts faits des vendéens arrivant pour occuper la France ont pris contact avec la Marquise pour lui dire toute l'admiration qu'ils avaient de nos héros. Pensant que la Marquise était nécessiteuse ils voulurent se cotiser pour lui offrir de quoi vivre. Malgré son refus d'accepter une aide de la part de ceux qui représentait l'ennemi national, les officiers prussiens ne s'en sont pas tenus là et offrirent à Louis, jeune fils de la Marquise, un sabre d'honneur que l'enfant dû accepter en pleurant. Non content de cela, ils commandent eux-mêmes aux prestigieux artistes qui avaient réalisé les candélabres ornant le tombeau de la reine Louise de Prusse, morte en 1810, deux répliques identiques de 1,60m de hauteur en marbre de Carrare, ornés de médaillons représentant les bustes de MM. de Lescure et de La Rochejaquelein qu'ils offrirent à la Marquise. Admirés par Stendhal, lors de l'exposition de Paris, ils ont été mis en place dans l'église de Saint-Aubin de Baubigné où vous pouvez les voir actuellement.
Admiration de Napoléon ; admiration des Prussiens ; ces grands soldats ! Admiration également de Walter Scott qui en 1816 écrit une préface fabuleuse d'éloges à l'attention de la Marquise et de ses écrits avant d'en traduire lui-même ses Mémoires.
Le succès des Mémoires, parues en 1815, ne va pas se démentir tout au long de ces 41 éditions dont plusieurs éditions allemandes, anglaises, belges. J'ai même trouvé une édition américaine et une édition espagnole. Bref, cet ouvrage fait autorité sur la guerre de Vendée. En réalité, il y a 2 versions :
? la première parue en 1815 réécrite par le Baron de Barante
? la deuxième, celle dite autographe, qui est publiée par son petit-fils Julien de La Rochejaquelein en 1889. Elle est beaucoup plus fidèle que la première et mériterait d'être reprise avec les critères actuels d'exigences scientifiques et historiques.

Mais au fait qui était la Marquise de La Rochejaquelein ?
Née au Louvre le 25 octobre 1772, où elle reçut ses 3 prénoms que sont : Marie, Louise et Victoire, elle vécut, pendant ses 14 premières années de vie à la cour de Versailles, une enfance dorée.
Sa grand-mère, Madame la Duchesse de Civrac était l'amie et dame d'honneur de Madame Victoire, tante de Louis XVI et fille de Louis XV. Son grand-père, après avoir exercé des responsabilités dans plusieurs ambassades, est revenu à Versailles comme Chevalier d'honneur de Madame Victoire. Son oncle est Maréchal de Camp et le père de cet oncle a été tué à la bataille de Fontenoy. Blessé et refusant d'être évacué, il a été achevé finalement par le feu adverse. Son père était attaché à Monsieur, aujourd'hui Louis XVIII, comme gentilhomme d'honneur. Sa mère, Madame la Marquise de Donissan était dame d'atours de Madame Victoire.
Ce sont des familles qui assument ce que l'on appellerait aujourd'hui le service de l'État et, qu'à l'époque, on appelait le service du Roi.
Elle est fille unique dans une famille très unie et très aisée, entourée de domestiques jouant un rôle important à la cour et rien ne la prédispose à ce qu'elle va vivre en 1793-1794. Entre elle et sa mère existaient des sentiments très forts et une réelle complicité. Si son éducation était orientée vers un avenir brillant, elle n'en n'a pas moins reçu une formation développant l'observation des comportements humains et de la psychologie. Pour illustrer cette éducation, voici une anecdote se déroulant alors qu'elle était encore tout jeune. Ayant reçu un peu d'argent, elle alla tout dépenser en babioles et jouets ; puis on fit défiler devant elle des personnes infirmes et des gens vraiment nécessiteux. Exprimant son désir de leur apporter une aide en les voyant, on lui fait comprendre qu'elle ne pouvait même pas leur apporter un minimum, ayant dépensé futilement tout ce qu'elle possédait. Déplorant sa propre attitude et pour s'épargner d'éprouver encore les regrets d'avoir négligé un geste charitable, elle perdit toute convoitise dans ses emplettes au Palais-Royal, le magasin luxueux de la capitale. Cette anecdote illustre combien malgré l'aisance de vie de cette famille, son comportement louable envers les pauvres dans un esprit de charité était cultivé et vivant.

Pourquoi écrit-elle ses mémoires et dans quelles conditions ?
La Marquise écrit : "Ma vie a été un tissu d'événements si affreux et si extraordinaires, témoin et victime de l'immortelle guerre de Vendée, qu'il me sera difficile d'en rapporter la triste suite. Je regrette de ne pas avoir le talent de peindre les faits héroïques que j'ai vu. C'est pour jeter des fleurs sur le tombeau de généreux guerriers que je me décide à écrire ces Mémoires, qui ne verront jamais le jour, mais qui seront peut-être utiles à ceux qui voudront écrire une histoire impartiale de la Vendée." Louant sa fidèle mémoire elle poursuit : "j'en profiterai pour n'oublier aucune anecdote. Beaucoup peut-être ne seront intéressantes que pour moi. Mais que m'importe puisque j'écris pour moi seule et, si mes écrits peuvent servir à celui qui racontera les exploits des Vendéens, il retranchera les choses inutiles. D'ailleurs, la plupart de ces anecdotes tiennent à mon histoire et je me plais à les rappeler."
Elle écrit donc, en quelque sorte, afin d'habiter le personnage qu'elle est devenue et qui n'a plus grand-chose à voir avec la jeune fille élevée naguère à la cour de Versailles.
Songez ! Elle a tout perdu en si peu de temps : son château, Clisson, incendié par Westermann, son premier mari, Louis Marie de Salgues, marquis de Lescure, mort le 4 novembre 1793 et dont elle a eu trois filles, toutes trois décédées en bas âge. Elle se fait voler ses bijoux et son argent puis elle perd son père qui, pris par les Bleus, est exécuté. Elle perd son héros Henri de La Rochejaquelein, tué traîtreusement à Nuaillé, et qu'elle admire le plus, sans doute différemment de son mari évidemment.
Perdant, si elle en avait, ses préjugés aristocratiques, elle rencontre le peuple de la région de Prinquiau qui va la prendre et la protéger ainsi que sa mère.
La Marquise va en fait écrire ses mémoires en plusieurs fois : d'abord en Espagne en 1799 1800 alors qu'elle est en exil où, pour cette première partie, elle écrivit d'un jet les deux tiers de son récit. Forcée de s'interrompre elle laisse son manuscrit en Espagne pour n'en reprendre la rédaction qu'en 1802-1803 à l'instigation de son second mari, Louis de La Rochejaquelein.
Ensuite ses mémoires ont une histoire. Après la tourmente, le nouveau couple s'installe en Vendée et rencontre le nouveau sous-préfet. Ils se lient d'amitié. Ce dernier s'enthousiasme pour ce récit et propose à la Marquise de le reprendre sous une forme plus littéraire, se proposant d'adoucir son impitoyable franchise. Puis, comme on le retrouve, décrit dans les archives de Clisson, la Marquise va faire recalligraphier ses Mémoires sur les pages de droite d'un document par le concierge du château de Bordeaux. Elle invite ensuite trois anciens compagnons d'armes, Allard, La Ville-Baugé et Jagault à mettre leurs annotations sur les pages de gauche, pour enrichir, voir critiquer, son texte avant d'y ajouter ses propres compléments. Nous voyons là à quel point son exigence de vérité est totale.
Par ailleurs, Amblard de Guerry a brillamment prouvé que le manuscrit Chauvelin, dont le récit est écrit à la première personne par la Marquise, est en fait de la main de sa mère Madame de Donissan. Sa générosité l'a poussé à donner son œuvre qui, quoique mineure par rapport à celle de sa fille, n'est pas négligeable pour cette dernière. Bref, le Baron de Barante dispose de tous ces éléments pour écrire un livre qui obtiendra un grand succès malgré le fait que finalement il l'édulcore.
Plus tard, en 1889, le petit-fils de la Marquise regrettant ce fait, va reprendre l'œuvre de sa grand-mère et entreprendre une édition dite originale mais dans laquelle il ne distingue pas les différentes sources en particulier celles d'Allard, La Ville-Baugé, etc… alors qu'il était important de différencier ce qui était de la main de la Marquise de ce qui ne l'était pas. Parfois il intègre leurs écrits mais avec parcimonie. Enfin, il est important de souligner sa façon d'édulcorer quelques jugements qu'il trouve trop percutants de la part de la "terrible Marquise". C'est donc un document qui méritait d'être repris et que j'ai pu compléter grâce aux huit carnets de travail de la Marquise. Pour illustrer ce propos, voici un exemple parmi d'autres. Elle décrit le Prince de Talmont, qui est sa "bête noire", en raison de son esprit libertin : "Talmont était ambitieux, assez bête et fort libertin" ce que le Baron de Barante traduit par "un air de légèreté qu'il aimait affecter", ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
Ce que j'ai entrepris de publier ce sont donc les Mémoires de la Marquise dans leur jet initial, dans leur fraîcheur initiale, où elle décrit aux autres ce qui réellement s'était passé mais aussi se dit à elle-même ce qu'elle est devenue. On peut d'ailleurs faire confiance en la véracité de ses propos ; même le terroriste fontenaisien Mercier du Rocher n'y trouve à peu près rien à redire. Pourtant il a l'esprit extraordinairement caustique et connaît assez bien la guerre de Vendée. C'est dire combien ses écrits font autorité et référence, non seulement pour les faits, mais tout particulièrement pour le fond, donnant véritablement les clés pour comprendre les guerres de Vendée.

Je vais reprendre très brièvement la chronologie des événements avec le regard de la Marquise :
- D'abord la Marquise avant les événements de Vendée.
- Ensuite la Marquise pendant les événements de 93.
- Et enfin l'après 93-94.

Je ne reviendrai pas sur ses années de jeunesse que je vous ai décrites sommairement mais sur son appréhension de la période prérévolutionnaire et sa vue du pouvoir concernant cette période.

Au début, la convocation des Etats Généraux l'intéresse, ça bouge, elle s'en amuse beaucoup et apprécie ces idées nouvelles propres à donner une renaissance et une dynamique aux institutions. Songez que les nobles, y compris la haute noblesse, étaient pour la révolution. Au départ, ce sont eux qui ont lancé la révolution en 1788. Puis, face à ce mouvement, on voit le roi se raviser -si je puis m'exprimer ainsi- voulant bien mais hésitant finalement à imposer quelque chose.
Lorsque la Révolution se durcit, Louis XVI refuse la force ; il intime à ses défenseurs de ne pas résister et de rester l'arme au pied. Rien de tel pour radicaliser encore davantage une plèbe qui est chauffée à blanc par des meneurs.

La Marquise assiste à l'effondrement de son monde mal défendu par ceux qui aurait dû réagir. Une bonne partie de la noblesse est déjà partie en émigration, sans doute irraisonnée, et ceux qui sont restés sont souvent des gens qu'on appellerait aujourd'hui "progressistes". Les membres de la famille de La Rochejaquelein ne sont pas impressionnés par ce mouvement populaire et à ce moment restent en France.

Quel est l'état d'esprit du moment ?
Le marquis de Lescure se demande si lui aussi doit émigrer mais comme il ne peut pas, dans les circonstances du moment, se faire conseiller par les plus hautes instances, il sollicite la Marquise son épouse de questionner la Reine à ce sujet et la Reine a ce mot très important : "il n'a pas d'ambition : qu'il reste !". Cette absence d'ambition caractérisera le dévouement de ceux qui, comme le Marquis de Lescure, oublieux d'eux-mêmes et de leur avenir, ne rechercheront pas par tous les moyens à briguer une place. La Reine discerne très bien la personnalité de ceux qui, comme Henri de La Rochejaquelein et la plupart des chefs vendéens, seront du dernier carré des défenseurs du roi dans l'unique devoir d'assurer l'ordre public.
Nous sommes proches de la date du 10 août 1792 et des massacres de septembre qui suivirent. Découvrons ce qu'aucun livre d'histoire scolaire depuis cette période n'a eu la franchise de relater jusqu'à maintenant, et encore pour longtemps, par honte d'exprimer la vérité. De cette ignorance délibérément assumée, deux cents ans plus tard et pour la même cause des feux d'artifice s'élancent dans ce ciel parisien pour fêter ce carnage ! Songez qu'il n'a fallu que 5 jours, du 2 au 6 septembre 1792 pour que des pères de famille, des boutiquiers, des artisans ainsi que des fédérés venus de toutes les provinces se ruent sur les prisons parisiennes, entament des simulacres de jugement et massacrent entre 1200 et 1300 personnes parmi lesquels il y avait des politiques, des Suisses défenseurs des Tuileries, des ecclésiastiques qui refusaient le serment à la constitution civile, des petites gens mais surtout des prisonniers de droit commun, des prostituées, des tous petits délinquants, voire des fous. Tous ces gens seront atrocement massacrés annonçant l'effroyable cruauté qui en a suivi. La Marquise relate tous ces moments, en témoin oculaire de ces scènes et elle nous les restitue. Les portes de Paris se referment sur elle et sa famille et c'est au prix de rocambolesques péripéties qu'ils retournent fin 1792 à Boismé. Leur idée est avant tout de survivre et leur esprit est loin d'être enclin à activer ou suivre un soulèvement en Vendée.

Mais alors qu'est-ce qui est à l'origine du soulèvement vendéen ?
Il me faut revenir un tout petit peu en arrière pour expliquer les motifs qui poussent les Vendéens à se rebeller.
Avant l'insurrection, le baron de Barante décrit la Vendée comme une région très agreste et très pittoresque avec un aspect sauvage et des points de vue superbes. Cette région agricole a pour richesse principale les bestiaux et les grains. Les rapports mutuels existants entre les seigneurs et leurs paysans témoignaient d'une union qui ne ressemblait pas à ce que l'on voyait dans le reste de la France. Cela s'expliquait d'une part par le contrat habituellement utilisé entre eux, le métayage, qui favorisait des intérêts concordants dans le partage de production à chacun, et d'autre part, les domaines étant très divisés, le seigneur avait ainsi des communications habituelles avec les paysans qui habitaient autour de son château. Il les traitait paternellement, les visitait souvent dans leur métairie, causait avec eux de leur position, du soin de leur bétail et prenait part à leurs accidents et malheurs qui lui portaient aussi préjudice. Il allait aux noces de leurs enfants et buvait avec les convives. Les paysans se retrouvaient le dimanche après-midi dans la cour du château pour danser et les dames se mettaient de la partie.
Quand, en juillet 1789, on fit prendre les armes à toute la France en faisant croire à chaque village qu'une multitude de brigands arrivait pour l'incendier et que presque partout on insulta les seigneurs, les paysans de la Vendée vinrent autour des leurs pour les défendre des prétendus brigands. Quand on nomma des maires, des commandants de garde nationale, ils choisirent leurs seigneurs. Quand on ôta les bancs d'église appartenant aux gentilshommes dans toute la France, ils conservèrent ceux de leurs seigneurs et brûlèrent ceux des bourgeois.
L'insurrection qui éclata en août 1792 fut plus considérable que toutes les autres. La cause en furent les persécutions qu'on faisait éprouver aux prêtres. À ceux qui refusèrent de prêter serment à la constitution civile du clergé, on menaça de les enlever pendant la célébration du Saint Sacrifice. Les paysans les cachaient et se rassemblaient autour d'eux dans les champs pour prier. Un paysan de Saint-Christophe-du-Ligneron blessé par ceux qui venaient réprimer le soulèvement entend plusieurs d'entre eux l'interpeller : "Rends-toi" et lui de répondre en lançant sa faux : "Rendez-moi mon Dieu" avant d'expirer sans vouloir se rendre. Cette aspiration d'un simple homme du peuple résume ce que ressentent les Vendéens au moment de leur persécution à savoir que l'on s'en prend à l'essentiel leur foi et leur religion et que pour elle ils sont prêts à lutter et même à mourir. Bref, ce qu'on réalise, c'est que cet enracinement religieux qui, jusqu'alors, ne se révélait pas, s'ancre profondément dans le soulèvement.
Entre-temps, le 13 avril 1792, Henri De La Rochejaquelein rencontre à Saint-Aubin de Baubigné des jeunes gens du pays qui viennent lui demander de se mettre à leur tête. "Mes amis, répond le jeune homme, si mon père était ici, il vous inspirerait plus de confiance mais à peine vous me connaissez et je suis un enfant. J'espère que je vous prouverai, au moins par ma conduite, que je suis digne d'être à votre tête. Si je recule, tuez-moi. Si j'avance, suivez-moi. Si je meurs, vengez-moi !" C'est bien dans cet ordre inverse, a priori surprenant, que cette fameuse injonction a été prononcée et consignée dans le manuscrit de 1799 et dans la copie de 1808. Pour les chefs, le courage ne noue pas pour autant, avec les insurgés, le pacte de dévouement nécessaire. Alors intuitivement, Henri s'offre à eux. Il n'est qu'un enfant, insiste-t-il, ils n'ont aucune raison de lui faire confiance, lui qui n'a ni l'autorité ni l'expérience de son père. Il leur donne donc sa vie et les autres ne peuvent répondre qu'en donnant la leur. On n'est jamais davantage lié que par ce qu'on offre. C'est ce dépassement de soi qui nourrit l'élan collectif. "On lui obéissait d'amitié" avoueront ses gars, des humbles portés à minorer leurs sentiments. D'emblée, par cette parole déraisonnable, par ce pacte immatériel le jeune homme place la geste vendéenne, cette contre-violence opposée à l'agression, sous le signe de l'amour.
Désespérés pour avoir perdu leur référence au roi, ne vivant que pour son service et le service de l'État ; désespérés par celle des paysans qui se voient privés du secours de leurs prêtres, ces Chefs roturiers ou nobles animés d'une nouvelle espérance et doués d'une expérience militaire galvanisent leurs gars en leur donnant l'exemple et en se projetant en avant de leurs camps.
La Marquise de La Rochejaquelein décrit le Marquis de Lescure à la bataille de Fontenay ; par trois fois il va de l'avant sous la mitraille qui lui crible les vêtements et les paysans finissent par suivre en disant : "Les balles ne l'atteignent pas, c'est un saint, on ne risque rien". Ils sont persuadés que finalement ils sont invulnérables par la vertu de leur chef et eux-mêmes prennent cette vertu.

Bref, on a affaire à une furie, une furie populaire qui se retourne contre une révolution qui, finalement, n'a de justification que celle de se réclamer du peuple. C'est étrange, la Vendée, pour avoir démasqué une révolution qui a cessé d'être populaire, le paiera par les Colonnes Infernales.

Je veux insister sur ce point : c'est qu'il ne s'agit aucunement d'une action fanatique, c'est très important de le souligner. Le fanatisme, vous savez "Dieu est avec nous", permet sous prétexte de fausse bonne conscience de tuer ceux qu'on a en face de soi. On le voit encore aujourd'hui de par le monde. Cependant, les Vendéens, finalement Dieu n'est pas avec eux, Il est en eux et quand leur adversaire est désarmé, alors il devient un ami. C'est ce qui explique le pardon de Bonchamps, précédé par le pardon de Fontenay, qui est donné à tel point que les Vendéens doivent imprimer des laissez-passer pour ceux qu'ils libèrent. Cela leur sera fatal militairement. Ils auront l'avantage de garder leur âme. Ils sortiront intacts moralement de la guerre de Vendée. La Marquise témoigne cela de façon extraordinaire.

Et puis je résume rapidement. Après la mort de Cathelineau, vient la valse des egos : d'Elbée, Charrette… Ce dernier fait cavalier seul. Il n'est pas sans mérite d'ailleurs ! La Marquise l'admire mais, en même temps, le 14 août 1793, lors de la bataille de Luçon, des dissensions sont apparues au sein du commandement vendéen. Ceci va leur valoir la défaite de Cholet, le 17 octobre 1793, puis le passage de la Loire et cette errance extraordinaire qui se terminera après mille kilomètres à Savenay dans l'écrasement presque total puisqu'il y aura peut-être 5000 rescapés sur un nombre que l'on ne connaît pas allant de 40 000 à 80 000 personnes où l'on évalue presque la moitié de femmes, d'enfants et de non-combattants.
Vous l'avez bien compris, je ne peux décrire, en une conférence, l'ensemble des faits et combats qui ont marqué de façon indélébile les campagnes et villages de la Vendée militaire. La mémoire de ces Hauts Faits, comme de ces massacres, est à jamais inscrite dans la pierre de nos calvaires, nos monuments, nos églises où les plaques commémoratives témoignent par de longues listes non exhaustives de la vie donnée par ce peuple de Géants. Le livre des Mémoires de la Marquise de La Rochejaquelein dans une édition critique que je vous propose est l'ouvrage essentiel au service de cette mémoire.

Dans cette dernière partie de mon exposé, je voudrais exposer la période qui a suivi le soulèvement. Rescapée de la tuerie générale de Savenay, la Marquise, ainsi que sa mère, se trouve traquée et cherche à se cacher. Elle découvre ce peuple qu'elle n'avait jamais vu sans doute que comme un décor à l'arrière-plan de leurs existences privilégiées. La Marquise est près d'accoucher de ses deux jumelles. Ces bretons, aux demeures archaïques, vivant d'une nourriture très frustre, redoublent d'hospitalité et de bravoure envers elles. "Il n'y avait pas un autre souffrant qui ne pût venir demander à manger à toutes les portes" écrit la Marquise. Et pourtant ceux de ces paysans qui les prenaient en asile risquaient d'être fusillés car les patriotes faisaient des fouilles continuelles et les volontaires tuaient qui ils voulaient et sans jugement. Près de Prinquiau, un veuf, Pierre Riallot imagine pour protéger la Marquise un mariage blanc avec elle et prenant les choses au sérieux lui avait donné une bague, une bague de paysanne en argent, "que j'ai toujours portée depuis, confie la Marquise, et que je ne quitterai jamais" mais la naissance des jumelles lui fait abandonner le projet.

D'où la marquise puise-t-elle son courage et sa détermination ?
Avant de quitter la région de Savenay, la Marquise compose des chansons. C'est la seule fois où elle se met à versifier, à rimer et créer des airs mélodieux que je publie aussi pour la première fois. Sa jeunesse n'a d'égal que sa pétulance animée par une envie de vivre intensément. Alors qu'elle était avec sa mère, Madame la Marquise de Donissan, se sentant menacée et traquée par suite d'une fouille, dont elles avaient eu information, elle se réfugie dans un champ et du haut de ses 21 ans, fatiguée, elle finit par s'endormir sur les genoux de sa mère. A son réveil, elle a une phrase étonnante que l'on ne retrouve pas ensuite dans les autres éditions : "Nous fûmes presque heureuses". Voilà des femmes qui ont tout perdu, qui sont sur le moment de mourir, et qui sont heureuses ; la vraisemblance de cette lumière au fond du gouffre constitue sans doute le signe qu'elles ont atteint une réalité plus élémentaire. Délivrées de leur ancienne personnalité, traquées de toutes parts, plongées dans la détresse, elles découvrent leur humanité profonde, expérimentent la force du lien, du don sans contrepartie.

Je vous laisse prendre connaissance, entre autre, dans ce livre de l'épopée d'Agathe Gingreau, dévouée servante de la Marquise. Cette époque révèle la force d'âme de cette femme qui n'a plus rien à perdre que son honneur et qui fait montre d'une extrême fermeté face à ces révolutionnaires qui ont lâchement accepté de se dépouiller de tout sentiment afin de bâtir la "cité idéale" purgée de tous ceux, riches, prêtres, nobles, délinquants ou prostituées, qui contrarient son avènement.
La Marquise consacre son temps et son argent à se rendre utile auprès de tous ces Vendéens, qui n'ont plus rien, ne cessant de quémander biens et subventions non pas pour elle mais pour les autres. Sa mère va la persuader de finalement se marier et d'unir deux noms, La Rochejaquelein et Donissan et finalement Lescure sans descendance. Elle va se laisser faire et épousera le jeune frère d'Henri, Louis, qui n'a pas participé à la guerre de Vendée mais, comme vous l'imaginez, à la réflexion, être l'époux d'une légende et le frère d'un héros, c'est la clé pour l'épopée qui aboutira à la mort héroïque assez veine mais sacrificielle de Louis au combat des Mathes à Saint-Hilaire-de-Riez je ne m'étends point là-dessus.

Je terminerai sur le point le plus important que nous révèle la Marquise de La Rochejaquelein : "Les Vendéens étaient catholiques, ils sont devenus chrétiens". Cette foi, brutalement ravivée dans le drame que vivaient les Vendéens et que partage intimement la Marquise par ce dépouillement, va lui donner l'intuition et l'expérience du Christ que quelque chose la dépasse, dépasse aussi ses préjugés initiaux qui étaient bons, assurément, mais qui n'étaient que des préjugés. La Marquise ne parle pas seulement à ses contemporains elle nous parle d'une expérience qui nous est accessible et qui est d'une valeur morale et spirituelle extraordinaire. Comment finir, si ce n'est qu'en vous disant que c'est un héritage pour vous évidemment. Je crois qu'il ne s'agit pas d'un héritage écrasant. Il me semble, si j'ose donner un avis, mais vous êtes beaucoup mieux placés que moi, que c'est un héritage qui élève l'esprit et l'âme par l'intermédiaire d'une petite femme myope, poltrone, comme elle se définit, racontant ses peurs dans ses Mémoires ce qui va à l'inverse de notre nature humaine où l'on ne se vante pas par crainte d'être jugé. Elle ajoute qu'elle n'était pas du tout courageuse, décrivant à la limite des choses presque odieuses. Cette petite femme a su se surmonter, se dépasser, et, en cela, elle vous offre un modèle et, je m'associe à vous, elle m'offre aussi un modèle.
Merci. Alain GERARD