BULLETIN 1995

Anne de la Rochejaquelein

- CHAPITRE V -
La vie sous l'Empire

Lorsque l'on regarde la chronologie familiale on n'a pas de difficultés à comprendre que la "châtelaine" de Parençay ne manquait pas d'occupations : mariage en 1804, naissance de Constance en 1805, Henri en 1806, Caroline en 1807 ...
Charles de Beaucorps nous raconte la vie du ménage : "La douce intimité, la joyeuse cordialité qui régnaient entre les habitants de Parençay ne leur faisaient pas regretter les plaisirs mondains dont ils étaient privés ; et puis on y recevait souvent des parents, des amis : les du Fay, Auguste et Adolphe de Beaucorps, les Roumefort, Auguste de la Rochejaquelein qui venait au moins une fois par an voir "sa petite maman". Les arrivants trouvaient bon accueil et table ouverte, un menu copieux mais sans aucune recherche, ni élégance. On était souvent 18 ou 20 à table; le maître de maison tenait son rôle avec beaucoup de distinction et de gaieté.
Monsieur de Beaucorps était d'une grande piété. Il commençait ordinairement sa journée en allant à pied par des chemins affreux entendre la messe à Bernay ; il y communiait plusieurs fois par semaine. Il aimait la lecture et son passe-temps favori était de se livrer à des calculs de mathématique et d'algèbre.
Sa femme avait aussi une piété éclairée et agissante. Comme elle ne pouvait, en raison de l'éloignement aller souvent à l'église, son mari avait demandé à l'évêque de la Rochelle, Monseigneur Villecour, la permission d'avoir une chapelle à Parençay ; il refusa ce qu'on lui pardonne difficilement. L'exercice de la charité tenait une grande place dans son existence
".
Pour Anne c'était un effort d'aller jusqu'à Bernay (2km) vu que sa vie journalière était totalement accaparée par les enfants et la domesticité, d'autant plus qu'elle avait les ouvriers agricoles à nourrir. Mais lorsque cela était nécessaire elle n'hésitait pas à laisser à d'autres les soucis ménagers et à faire ce qui était nécessaire. La première occasion se présenta en 1806. Elle apprit la mesure de proscription qui frappa sa tante Anne-Henriette et décida d'agir.
Nous avons déjà vu précédemment que le Concordat n'avait pas été universellement admis. Les plus enragés contre étaient les prêtres apostats : Talleyrand et Fouché... et l'on sait la puissance qu'ils représentaient sous l'Empire. Etait également opposé le clergé assermenté comme Grégoire, évêque du Loir-et-Cher.
N'oublions pas le rôle important que joua dans la négociation l'Abbé Bernier qui avait joué un rôle si important dans les guerres de Vendée.
Mais si cet accord déplaît aux francs-maçons, aux militaires, aux prêtres qui ont changé de camp... il déplaît aussi à une fraction des fidèles catholiques.
Le changement était en effet dur à admettre : voir l'Usurpateur chargé de la nomination des évêques pouvait rappeler à certains la Constitution Civile du Clergé. Comme dans tout traité de ce type il y a négociation à base de concessions. On conçoit que la personnalité très entière de Anne-Henriette ne les ait pas admises. Lorsque l'on feuillette la liste des grands dignitaires de l'Eglise après le Concordat on trouve le Cardinal Cambacérès frère du conventionnel. Au début du Concordat on obligea les prêtres à marier à l'église des divorcés... La paix religieuse a été acquise à ce prix mais on conçoit que tous ne soient pas prêts à payer ce prix ! Pour comble d'ironie le Clergé dut prêter un serment public en 1803, ce qui rappelait trop 1791. L'évêque de la Rochelle, Monseigneur de Coucy refusa ce serment et fut imité et suivi par une bonne proportion de ses curés mais pas par celui de Saint-Aubin qui prêta serment le 6 août 1804.
Mademoiselle de la Rochejaquelein préféra suivre le curé de Boismé comme le firent les religieuses de Saint-Aubin. L'insoumission de Anne-Henriette n'était pas seulement intérieure, elle était aussi militante. L'un des meilleurs historiens de la Vendée militaire, l'Abbé Auguste Billaud, a consacré sa thèse de doctorat à "la Petite Eglise dans la Vendée et les Deux-Sèvres 1800/1830". Petit-fils d'une dissidente il avait hérité de toute la tradition orale de "la Petite Eglise". Il a donc pu étudier ce drame en connaissant les deux faces du problème. On ne peut s'empêcher de faire des rapprochements avec des événements récents : l'Eglise Concordataire est pauvre puisque le gouvernement ne paye que les curés et les évêques ; de plus elle paye très mal et irrégulièrement ; cette église est âgée car il n'y a pratiquement pas eu d'ordinations depuis 1791 et beaucoup ont été massacrés... ou se sont mariés. La moyenne d'âge est de l'ordre de 50 ans ce qui pour l'époque est très élevé. Dans chaque diocèse il y a chaque année 10 à 20 décès pour seulement une ou deux ordinations! Enfin cette église est divisée puisque sous l'Empire elle rassemble les anciens jureurs et les insermentés.
Le serment des prêtres s'effectue devant le sous-préfet ! Le petit peuple est évidemment très réservé en face de cette mascarade mais chacun se console en se disant que c'est une amélioration sur ce qui se passait dix ans auparavant. Le trio (Napoléon, Fouché, Portalis) qui dicte ses volontés à l'Eglise Concordataire est en litige continuel avec le Nonce. Les chrétiens de tradition que sont les vendéens sentent bien que tous ces compromis, disont plutôt ces compromissions, ont dépassé les limites du raisonnable: "On nous a changé la religion " murmure-t-on. C'est la raison pour laquelle les vendéens tolèrent les prêtres concordataires sans les aider matériellement. Rappelons enfin pour clore la présentation de ce problème qui jouera un rôle si important dans la famille la Rochejaquelein que parmi les facteurs essentiels de décision des curés l'exemple donné par les évêques fut très important : le Choletais suivit en quasi totalité son évêque, Monseigneur Montaut des Iles, vers le Concordat tandis que le plus gros des effectifs de "la petite Eglise" se retrouva dans le diocèse confié à Monseigneur Coucy.
Un autre écrivain des guerres de Vendée, Emile Gabory a écrit sur ce drame des lignes qui semblent bien résumer le problème:
"Leurs apôtres se recrutèrent dans les régions les plus élevées, les plus inattaquables du clergé catholique... mais leur esprit durci par la lutte, desséché par la souffrance ne voulut pas comprendre, lorsque la liberté refleurit, qu'après de si violents bouleversements tout un monde s'était écroulé, entraînant des fragments énormes de l'édifice façonné par les siècles, des accords nouveaux, des changements de direction s'imposaient. Jusque dans ses détails infimes ils voulaient le maintien impossible d'un ordre des choses à jamais renversé." Mais ce fut un événement extérieur au problème religieux qui vint faire exploser le fragile équilibre. A Courlay, des jeunes refusant la conscription attaquent des gendarmes qui emmènent deux de leurs collègues et tuent deux des trois gendarmes le 28 janvier 1806. Cela conduit le préfet Dupin (Du Pain comme l'écrira Anne Henriette) à ordonner la déportation hors de la Vendée de six suspects dont Jagot, régisseur au château de Clisson et Mademoiselle de la Rochejaquelein. Rappelons que cette dernière vivait de plus en plus à Boismé chez sa belle-soeur qui était proche de ses idées, le château de Clisson étant un fief de "résistance".
Anne Henriette prévenue disparaît immédiatement et pendant six semaines demeure introuvable à la police impériale ; on finira par l'arrêter à Saint-Malo du Bois où elle se cachait chez un menuisier. La sentence de Dupin ne se fit pas attendre : Anne Henriette est condamnée à être exilée à Grenoble. Elle y partit accompagnée par les gendarmes à cheval.
Arrivée à Moulins, elle reçut un courrier l'autorisant à retourner vers Limoges.
A Limoges, elle retrouva les soeurs de Saint Aubin qui y étaient elles aussi exilées. Enfin le 12 août 1806, elle reçut un laisser passer pour quitter Limoges et s'installa le 5 septembre chez sa nièce Anne de Beaucorps à Parençay. Henri de Beaucorps raconte "Mademoiselle de la Rochejaquelein écrivit à sa nièce Anne de Beaucorps pour lui annoncer cette nouvelle (sa proscription) Madame de Beaucorps vint trouver le préfet et lui demanda pour quel motif il s'était permis d'envoyer sa tante en exil. Ma mère ajouta qu'elle ne faisait que du bien et soignait les malades. Le préfet lui répondit: "Madame, votre tante ne fait que trop de bien, c'est la raison pour laquelle je l'éloigne de Saint-Aubin ". Madame de Beaucorps sans répondre au préfet s'assied à son bureau et prenant une plume elle se mit à écrire.
Le préfet fort surpris lui demanda ce qu'elle faisait. Madame de Beaucorps lui répondit : Monsieur le préfet, j'écris à l'Empereur pour lui rendre compte de votre bon vouloir pour ma famille. L'Empereur répondit de sa main, courrier par courrier en lui disant qu'il donnait des ordres pour faire revenir Mademoiselle de la Rochejaquelein chez Madame de Beaucorps. Elle y passa plusieurs années.
"
Il est vraiment dommage que rien dans les archives ne raconte les discussions qu'ont dû avoir le ménage de Charles avec leur tante Anne Henriette. En effet la fidélité de Charles à la ligne concordataire est certaine ; sur les six enfants la Rochejaquelein encore vivants au XIXe siècle, seule Lucie prit le parti religieux de sa tante ; par ailleurs Charles avait rencontré le Pape Pie VI à Rome, ce qui devait l'aider à adopter une position conciliante envers la ligne concordataire.
Mais dans un ménage aussi tourné vers les problèmes religieux que celui de Charles et Anne on n'imagine pas que ces sujets n'aient pas été régulièrement abordés. Alors on peut s'interroger : Anne Henriette adoptait-elle les pratiques religieuses de ses hôtes ou était-elle une fidèle du Père Doussin ? La Petite Eglise avait ses gros bataillons en Vendée mais aussi des foyers très vivants à la Rochelle et Fontenay ; or Parençay n'est distant de ces deux villes que de 40 kms environ.
Le père Doussin finit par se fixer à Chagnolet, à l'est de la Rochelle donc à 30 kms du domicile des de Beaucorps, or c'est ce prêtre qui avait accompagné, toujours son crucifix à la main, la "grande armée" commandée par "Monsieur Henri". Alors on peut rêver que Anne Henriette allait auprès de lui recueillir les souvenirs de la Virée de Galerne et des exploits de son illustre neveu.
Sur les rapports entre Charles et Anne Henriette on ne peut effectuer que des suppositions qui correspondent sans doute avec les remarques de l'Abbé Billaud : "La noblesse dans son ensemble n'est pas dissidente mais elle sympathise avec les gens de la "Petite Eglise"" et en ce qui concerne la Marquise de la Rochejaquelein, il note "les questions religieuses ne semblent pas la préoccuper. Le desservant de Boismé, M. Joubert a toujours trouvé un refuge au château de Clisson ". Il faut pourtant noter une nuance :
Sous l'Usurpateur le prêtre poursuivi est un ami que l'on protège contre les persécuteurs détestés. Après le retour de Louis XVIII, le prêtre qui s'obstine à repousser le Concordat reconnu par le Roi reste l'ami encore mais dont on blâme dans l'intimité l'entêtement.
Mais les problèmes religieux ne sont pas les seuls à retenir l'attention du ménage. Anne a hérité de ses parents une partie de la propriété de la Durbelière ; elle céda cette part en 1807 à son frère Auguste pour 120.000 frs. En contrepartie elle acheta la terre du Fief, commune de Genouillé qui n'était distante de leur domicile que d'une dizaine de kilomètres et se trouvait encore plus proche des autres Fiefs de Beaucorps : La Bastière, Annezay.
Cette terre avait appartenu à l'arrière grand-père maternel de Anne : Gaspard de Gousse de la Roche Allard qui avait été vice-amiral de la flotte royale ; c'est par cette branche de la famille qu'avait été hérité le Baconnois à Saint-Domingue... Le logis du Fief, qui est à l'heure actuelle en excellent état de conservation, est un bâtiment Renaissance avec, suivant l'habitude de l'époque, un escalier dans une tour hexagonale accolée au bâtiment principal ; l'exploitation agricole est contiguë et couvrait du temps de Anne 50 à 60 ha.
Cette propriété n'avait pas été dévastée pendant la Révolution comme l'avait été Parençay ; en conséquence les tableaux de famille et meubles servirent à orner l'autre propriété qui servait de résidence à la famille et se retrouvent près de deux siècles plus tard chez les descendants d'Anne.

Georges de Beaucorps